Le 7 janvier 2025 • Mis à jour le 15 janvier 2025
Le viaduc de Millau, les rougiers, le Larzac, le pays de Roquefort et les gorges du Tarn : le territoire du Parc naturel régional des Grands Causses regorge de paysages et de sites majestueux, propices à une expérience touristique et/ou récréative inoubliable.
C’est aussi – et sans doute surtout - un espace de vie enclavé, rural et parfois rude, à l’identité et au caractère très marqués, où l’on sait l’attachement à sa terre, le courage, l’obstination, le goût pour le travail et la soif d’entreprendre.
Il se dit que, partout où ils se rencontrent, les Aveyronnais se reconnaissent et s’entraident. Cet état d’esprit pétri d’histoire et de contrastes, d’ouverture au monde autant que de tradition, d’abnégation et de convivialité fait un terreau particulièrement fertile pour bâtir des projets ambitieux de transition écologique.
L’un des plus emblématiques et des plus structurants pour le territoire concerne sans conteste le développement d’une filière « laine » locale.
Le Parc Naturel Régional des Grands Causses ne s’y est pas trompé, en faisant de cette démarche l’une des clés de sa stratégie en matière d’économie circulaire, dans le cadre du programme Territoire Engagé Transition Écologique impulsé par l’ADEME.
Au cœur de l’AOP Roquefort, l’on recense aujourd’hui près de 650 000 brebis (soit un peu plus de 15% du cheptel français), dont la grande majorité est située sur le territoire des Grands Causses. « La filière ovine, c’est clairement celle qui structure l’économie de notre territoire. C’est celle qui nous représente, qui façonne notre identité agricole et nos paysages. C’est aussi celle qui nous amène les touristes » expliquait déjà en 2023 Séverine PEYRETOUT, l’élue du Parc naturel régional déléguée à l’énergie et aux mobilités.
Il y a encore soixante ans, la vente de la laine issue de la tonte de ces brebis (gisement potentiel : 1 000 tonnes de laine brute/an) était rémunératrice pour les éleveurs. Avec la désindustrialisation et l’arrivée massive des textiles synthétiques, la donne a changé : « Depuis plus de quinze ans, au moins, cela ne rapporte plus rien et le produit de la tonte n’est même plus valorisé. Dans la plupart des cas, la laine est devenue un déchet qu’on enterre ou qu’on envoie à l’autre bout du monde » se désole Jean-Philippe SABATHIER, Vice-Président de la Communauté de Communes Monts, Rance et Rougier, l’un des EPCI situés sur le territoire couvert par le Parc naturel régional.
Village de Camarès, commune de la CC Mont, Rance et Rougier
De quoi donner des envies à certains, tels Jean-Philippe LIGNON, de rendre ses lettres de noblesse à un matériau oublié, pourtant intrinsèquement lié à l’économie et au patrimoine immatériel du territoire : « Il y a quelques années, lorsque je me suis réinstallé à Camarès, village qui a vu naître ma famille, j’ai voulu y développer un projet porteur de sens. Les mots « circuit court », « économie circulaire », « écologie » résonnaient en moi mais, à l’époque, je vendais des pneus. J’avais encore un bout de chemin à parcourir donc » reconnaît-il en se moquant gentiment de lui-même.
Sur le conseil des services de la région Occitanie, Jean-Philippe LIGNON entre alors en contact avec Jean-Pierre ROMIGUIER, le créateur du fameux Sac du Berger, qui avait déjà lancé une micro-filature pilote en 2008-2009. A l’époque, l’expérience s’était avérée sans lendemain. Elle avait pourtant eu le temps de démontrer qu’il était possible de faire du fil et de l’isolant de qualité à partir de la laine de brebis Lacaune. De quoi décider Jean-Philippe LIGNON à tenter l’aventure, avec le soutien plein et entier des autorités locales : « C’était pour moi important que la filature vienne s’implanter ici » explique Cyril TOUZET, le maire de Camarès. « Ce projet a fait recoller la commune à sa propre histoire, puisque Camarès était déjà dédiée à la filature à la fin du 19e siècle. »
En 2021, une première ligne de production d’occasion est achetée à un entrepreneur basé à Cholet. « Elle est très ancienne. On se croirait presque dans un film d’Harry Potter en regardant tourner les engrenages, ou dans les Temps modernes de Chaplin » s’amuse Cyril TOUZET.
Il faut alors plus d’un an pour démonter l’installation, la transporter et la remonter à Camarès. « Aujourd’hui, nous sommes en 2024 et les machines tournent. 4 ETP ont déjà été créés et nous allons valoriser 80 à 100 tonnes de laine à fin 2024. On va dire que ça y est, c’est parti ! » annonce fièrement Jean-Philippe LIGNON dont le projet est aussi, à terme, d’adjoindre à la filature historique une seconde ligne de production, possiblement avec le soutien des éleveurs de brebis eux-mêmes. Ces derniers sont en effet, via l’APLBR (Association des Producteurs de Lait de Brebis de l’aire Roquefort) et avec le Crédit agricole, majoritaires au sein de la SAS Filature Colbert, dont Jean-Philippe LIGNON est le directeur. A terme, l’objectif est au moins de tripler le gisement traité en fournissant de l’emploi à une dizaine de salariés.
Pour l’instant, les éleveurs offrent encore leur laine. « Même dans ces conditions, ils sont contents de la voir transformée en produit destiné à la vente » assure Jean-Philippe LIGNON. « Et demain, avec leur soutien, l’accord que nous avons conclu permettra de créer une surface financière suffisante pour établir un cahier des charges déterminant différentes qualités de laine et leur niveau de prix d’achat. On fonctionne un peu comme une start-up, en fait ! » Actuellement, la filature produit du paillage destiné aux plantations (de l’horticulture à la jardinerie en passant par la viticulture). Avec la même technique de cardage/aiguilletage, l’on peut aussi fabriquer des rouleaux d’isolation et même des matelas. Une effilocheuse permet aussi de valoriser toutes les chutes en les transformant en bourre pour coussins. On le voit, l’objectif est vraiment d’aller vers le zéro déchet. Et, à moyen terme, du fil made in Aveyron : « A l’horizon 2026-2027 a minima, grâce à notre nouvelle installation, il sera possible d’acheter des pelotes de laine et des tissus de Camarès. C’est, en tout cas, notre ambition » déclare avec fougue Jean-Philippe LIGNON.
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Lors de son engagement dans le programme Territoire Engagé Transition Écologique, le Parc naturel régional (PNR) des Grands Causses, bien que déjà reconnu au-delà de ses propres frontières pour son action sur le volet climat-air-énergie, partait de peu en matière d’économie circulaire. Si quelques initiatives éparses existaient, le concept était peu connu et le vocable alors rarement usité, que ce soit dans la bouche des élus locaux ou même au sein des équipes du parc. Toute une culture était encore à construire, à la fois pour optimiser la prévention et la gestion des déchets mais aussi pour explorer les autres piliers de l’économie circulaire et les matérialiser à travers des démonstrateurs concrets. C’est véritablement le contrat d’objectifs territorial (COT) signé avec la Direction Régionale de l’ADEME en 2022 qui a permis de mobiliser les ressources utiles, financières et humaines, pour intégrer progressivement cette dimension dans l’ensemble des études et projets portés par le parc pour ses EPCI et communes membres.
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Quelque deux ans plus tard, les élus sont globalement conquis par l’idée et le PNR trouve dans l’accompagnement à la structuration d’une filière « laine » une formidable opportunité d’actionner les différents leviers issus du référentiel de l’ADEME, tant ce projet coche finalement toutes les cases, à la fois dans ses contenus et dans les processus d’engagement, de coopération et de changement de comportement qu’il met en œuvre. « C’est là, très clairement, notre action « fleuron » en matière d’économie circulaire » s’enthousiasme Manon LILAS, Chargée de mission Economie circulaire & Transition écologique au sein du parc naturel. « C’est celle que nous mettons particulièrement en avant dans le reporting que nous faisons à l’ADEME et c’est logique : on a les brebis juste là, un bâtiment à proximité, et un isolant qui sort en bout de chaîne et qu’on peut placer localement. Un circuit plus court que celui-là, c’est certainement difficile. Et pour les éleveurs, c’est probablement aussi source d’une véritable fierté que de voir leur produit valorisé de la sorte. » Tout cela sans compter le potentiel touristique de la démarche, lorsqu’un showroom sera adossé à la filature, à quelques encablures de l’un des sentiers de randonnée parmi les plus fréquentés du parc.
De quoi booster, à la fois l’attractivité du territoire et la motivation des acteurs à faire toujours plus et mieux : « Aujourd’hui, à partir d’une tonne de suint, l’on récupère environ 300 tonnes de laine propre. Demain, dans notre modèle, une laine de piètre qualité restera un déchet dont les éleveurs seront débarrassés gratuitement. En revanche, une laine triée ou tondue dans des conditions particulières (par exemple, en mettant la brebis sur une planche plutôt que de la tondre en pleine bergerie, au risque que la laine accroche de nombreux résidus de paille, de foin, d’excréments, NDLR) seront mieux rémunérés pour leur produit » explique Jean-Philippe LIGNON. « C’est un véritable contrat de confiance conclu avec les éleveurs, qui permet aussi d’avoir un impact positif sur leurs pratiques à terme » conclut Cyril TOUZET.
En pratique, le PNR se mobilise pour accompagner stratégiquement, techniquement et financièrement la Filature Colbert, entre autres pour l’aider à obtenir la certification du matériau d’isolation produit à partir de la laine de brebis, ce qui lui ouvrira la porte de nouveaux marchés. Les démarches de caractérisation et les audits stratégiques sont conduits par des cabinets-experts mandatés par le PNR, avec l’appui des actionnaires de la filature et le soutien financier de la Région Occitanie. 25 000 euros ont été spécifiquement alloués à cet accompagnement dans le cadre du programme Territoire Engagé Transition Écologique. « Pour un PNR, c’est forcément atypique d’accompagner une entreprise de cette manière, jusqu’à mettre de l’argent sur la table » reconnaît Manon LILAS. « Mais c’est parce qu’en l’espèce, on est ici bien au-delà d’un simple projet d’entreprise : on est sur un véritable projet de territoire, qui justifie notre implication. Par ailleurs, notre engagement dans le COT nous donne aussi la pleine légitimité pour le faire ».
De gauche à droite : Jean-Philippe LIGNON, Cyril TOUZET et Manon LILAS. Crédit photo : Nathalie Ricaille
Car, au-delà d’un soutien financier direct, le parc apporte aussi son expertise en animant un noyau d’acteurs impliqués dans la valorisation de la laine à différents stades de la chaine : éleveurs, transformateurs, artisans… Plusieurs temps de rencontre, organisés avec le soutien de l’association ADEFPAT, ont déjà permis de faire connaissance, d’identifier certains besoins individuels et collectifs et d’initier un embryon de réseau qui devrait déboucher sur l’organisation de futures « Rencontres de la Laine » ouvertes aux professionnels d’aujourd’hui, mais aussi à ceux de demain. Nouer des partenariats structurants avec des lycées agricoles et des écoles d’ingénieurs pour influencer les pratiques de manière pérenne est, en effet, un autre atout-clé pour garantir la pérennité de la filière laine, mais aussi pour renforcer auprès des jeunes, l’attractivité d’un territoire encore soumis à une certaine hémorragie des talents.
Des rencontres d’élus et de représentants de collectivités ont aussi été conduites, afin de repérer des opportunités pour lesquelles le recours à la laine comme matériau d’isolation pourrait être envisagé. Car, cerise sur le gâteau, la structuration d’une filière « laine » robuste au niveau local aura donc aussi un effet positif sur l’efficacité énergétique du bâti, venant ainsi renforcer le volet climat-air-énergie de la stratégie territoriale du PNR. A cet égard, Cyril TOUZET est déjà dans les starting-blocks : « A Camarès, la mairie va prochainement mettre en place l’isolation de la salle du centre socio-culturel. J’ai demandé que soit portée au cahier des charges une demande de mise en œuvre d’un matériau local et naturel, pour encourager l’utilisation de notre laine. Pareil pour le projet de réfection du cloître de l’abbaye de Sylvanès (haut lieu du tourisme local, NDLR). Je considère, en effet, qu’en tant que municipalité, nous avons un devoir d’exemplarité sur ces questions. Il est important de montrer au plus grand nombre que nous croyons en ce projet et que nous le soutenons. »
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On le voit, il s’agit donc là véritablement d’initier les prémices d’un pôle « laine » en sud Aveyron, à travers la mobilisation large de nombreux acteurs publics, privés, associatifs voire académiques. « La filature reste un outil structurant pour la filière, autour duquel il s’agit à présent de créer une émulsion et une articulation » explique encore Manon LILAS. « Possiblement, c’est là le terreau pour de nouvelles synergies inter-entreprises, à développer, par ailleurs, dans le cadre du contrat d’objectifs territorial signé avec l’ADEME. » A ces fins, une réflexion est en cours sur la création d’un poste dédié au sein du PNR. Notamment, le lavage de la laine pourrait fournir de nouveaux débouchés économiques locaux. En effet, étant assimilée à un sous-produit animal de catégorie 3, la laine doit impérativement être lavée et hygiénisée avant toute utilisation. En France, la plus importante installation de lavage en activité actuellement se situe en Haute-Loire et elle absorbe à peine 260 T de laine brute/an. « Le fait de faire bouger les lignes comme nous le faisons collectivement éveille l’intérêt d’industriels. De là à imaginer demain un projet d’unité de lavage en Occitanie, il n’y a qu’un pas » prédit Jean-Philippe LIGNON, plein de foi en l’avenir.
D’autres parcs naturels français se sont saisis ou se saisissent à présent du sujet de la valorisation de la laine et observent avec attention le développement de la Filature Colbert. « Je pense au PNR des Causses du Quercy, au PNR de Lorraine, à celui des Pyrénées Ariégeoises ou des Pré-Alpes d’Azur … Nous avons des échanges réguliers et ces dynamiques sont mutuellement stimulantes. Il se passe vraiment quelque chose en France sur le sujet de la laine » affirme Manon LILAS.
Nul doute que ce travail de fond, qui met les acteurs en mouvement, suscite l’enthousiasme, ravive le sentiment d’appartenance et capte aussi l’attention des médias, générera un effet d’entraînement permettant d’accélérer, demain, la transition écologique dans d’autres secteurs-clés du territoire. Il fera sans doute aussi gagner quelques points précieux au Parc naturel régional des Grands Causses sur la route de la labellisation en matière d’économie circulaire dans le programme Territoire Engagé Transition Écologique… même si ce n’est pas sa finalité première. Arnaud SANCET, le Directeur général adjoint du PNR était déjà très clair là-dessus en 2023 : « On ne se donne pas de limites. La progression attendue, c’est le minimum auquel nous nous sommes engagés. Mais on ira jusqu’où on pourra aller, mais pas pour se faire mousser : pour apporter un plus aux habitants et au territoire. » La mission est en voie d’être accomplie.
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Propos recueillis par Nathalie Ricaille, journaliste.
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